Interventions d’Alain Bertho sur les émeutes anglaises d’août 2011

« Les émeutes mettent en lumière la pensée populaire »

11 septembre 2011

« Hooligans », « guérilla urbaine » ou encore « gang de jeunes », les termes utilisés pour parler des émeutes sont nombreux. Que disent-ils sur l’interprétation de ces événements surgis en Angleterre ?

Alain Bertho. Les mots sont devenus des champs de bataille. Leur choix et leur utilisation visant à désigner des phénomènes contemporains, des situations humaines reflète une question extrêmement sensible. Avant la mort de Zyed et Bouna, à Clichy-sous-Bois, il y a eu la prononciation par Sarkozy du mot « racaille » et  « kärcher ». Ils ont contribué à faire exploser les quartiers. Et quand la presse reprend les termes de l’Etat, c’est vécu comme une agression. On utilise un langage policier et militaire. Cette logique terrible conduit, toute proportion gardée, à faire la guerre aux gens. Se réapproprier la langue est une manière de restaurer un espace de dialogue possible. Alors, la violence n’est plus nécessaire. Cette disjonction entre les mots officiels (Etat, médias, universitaires) et les mots du peuple symbolise le symptôme le plus flagrant de l’effondrement des dispositifs de représentation dans le monde entier, dans lesquels se sont développées les activités politiques depuis deux siècles. On transforme ainsi de la conflictualité en débat de programme et de valeurs. Les « casseurs » en France, « hooligan » en Grande-Bretagne et « encapuchados » en espagnol… C’est un vocabulaire qui s’inscrit dans une conception sécuritaire. D’ailleurs l’ensemble des questions sociales sont pensées en ces termes. Le système d’évaluation des situations se joue dans ou hors du cadre de la légalité. Le discours de Sarkozy, le 30 juillet dernier à Grenoble, est une vision de la société, où la police est le symbole ultime de l’Etat et de sa légitimité. Pourquoi s’étonner ensuite que les jeunes s’en prennent à la police.

Selon vous, les émeutes ont-elles une fonction sociale ?

Alain Bertho. Les émeutes ont pour fonction de remettre en lumière ce qui est volontairement étouffé : l’invisibilité de la pensée populaire. C’est une façon de regarder un réel qu’on ne veut pas voir. C’est très gênant pour les pouvoirs. L’exaspération est telle du côté de ceux qui se révoltent qu’ils n’ont pas même pas envie de s’expliquer sur leurs actes. Pourquoi s’expliquer auprès de politiques déconnectés de la vie, sur lesquels ils ne peuvent plus compter ?

Des émeutes éclatent dans le monde entier. Sont-elles de plus en plus nombreuses ?

Alain Bertho. Oui et elles vont croissantes. En 2008, on comptait 300 émeutes, 550 en 2009 et 1250 en 2011. Les causes structurelles sont toujours là. L’étincelle qui fait que tout d’un coup des milliers de personnes passent à l’acte, est tout à fait imprévisible. La mort d’un jeune est un classique statistiquement, heureusement, pas trop important. En Chine, en Colombie, en Tunisie, au Sénégal, cette jeunesse urbaine populaire a entraîné tout le monde autour d’elle. Elle n’est pas isolée. En revanche, la jonction entre la jeunesse étudiante qui trouve des moyens d’actions violents et la jeunesse de quartiers populaires n’est pas toujours évidente. En Grèce, cette jonction s’est opérée depuis longtemps.

Y a-t-il un lien direct entre la crise économique et sociale et les émeutes ?

Alain Bertho. Oui, et ce lien n’est pas seulement social, il est aussi politique. Depuis trois ans, ce sont les agences de notation et les logiques financières qui décident des politiques budgétaires mondiales, quel que soit le régime ou le parti au pouvoir. Les Etats ne sont plus libres de leurs choix et ne peuvent plus s’opposer. Les Etats ne prennent plus en charge les intérêts communs de leur peuple. Leur légitimité est en cause. Et justement pour regagner cette légitimité perdue, ils convoquent le tout sécuritaire. La délinquance, les étrangers, les enfants d’étrangers, les musulmans : à toutes ces figures de peur, on propose deux réponses liées, la réponse policière et la réponse du choix entre le bon grain et l’ivraie. L’Etat fait le tri et choisit son peuple. Comme lorsque Sarkozy veut enlever la nationalité française aux coupables d’actes de délinquance.

En Angleterre, il y a eu plusieurs émeutes dans les années 80. Mais rien depuis, comment expliquez-vous ce temps de latence ?

Alain Bertho. Les situations génératrices d’émeutes sont beaucoup plus dispersées qu’en France. Il y a eu les émeutes ethniques au début et au milieu des années 80 causées par des affrontements entre communauté ou par des réactions à des bavures policières racistes. L’Angleterre est entrée de plain pied dans une politique déterminée par les logiques financières. Ce pays vit une situation nouvelle qu’il faut relier à la mobilisation étudiante qui a provoqué la mise à sac du siège du parti conservateur. Les étudiants  s’en sont même pris à la voiture du prince de Galles ! Puis, au mois de mars, les gigantesques manifestations contre la rigueur.

Cette crise de la représentation peut-elle provoquer une prise de conscience collective ?

Alain Bertho. Je suis pessimiste sur l’avenir de la démocratie telle qu’on la connaît. Pour les gens au pouvoir, reconnaître l’existence de cette colère sociale pourrait provoquer une très grande déstabilisation de leur propre système. Mais quand le peuple parvient à s’exprimer avec des revendications, il ne se situe pas dans une logique de prise de pouvoir. C’est le cas des indignés en Espagne, en Grèce ou au Sénégal. Ou même en Tunisie ou en Egypte. Les indignés ne se sont pas mobilisés pour gagner des élections. Ils posent à l’extérieur de l’Etat un certains nombre d’exigences qu’ils essaient de faire admettre. En Espagne, il semble que les partis commencent à prendre en compte ce que disent les indignés. Il y a quelque chose de nouveau entre le printemps arabe et les indignés, comme une contagion consciente et volontaire. Les peuples reprennent des modes de revendications similaires en prenant conscience qu’ils subissent les mêmes problèmes.

Entretien réalisé par Ixchel Delaporte

Entretien dans Regards

Au sommaire du numéro 13 – septembre 2011

Par La rédaction| 30 août 2011
Dans le numéro 13 de Regards, septembre 2011, en vente en kiosque pour 5,90€ :

Au mois d’août, l’Angleterre s’est soulevée. Qui étaient ces « pillards », ces « émeutiers » ? Quel contexte socio-économique a pu engendrer ces violences ? Décryptage d’une crise à laquelle le pouvoir britannique a répondu par la répression. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, l’anthropologue Alain Bertho explique comment et pourquoi des jeunes exaspérés se mettent endanger face à un pouvoir indifférent et répressif.

Lire l’article

« Emeutes de Londres : l’Europe face à elle même »

Albalad 3 septembre 2011

Emeutes en Angleterre: « Une intensification du sentiment d’exaspération »

16 08 2011

Pour l’anthropologue Alain Bertho, les récents événements en Angleterre sont beaucoup plus violents que ceux qui se sont déroulés en France en 2005.

Avec quelques jours de recul, quel lien faites-vous entre les émeutes françaises de 2005 et celles en Angleterre ?

Alain Bertho – Les émeutes de 2005 ont ouvert une séquence dans laquelle celles de 2011 s’inscrivent parfaitement. Nous sommes depuis 2005 dans ce que j’appelle “le temps des émeutes”, c’est-à-dire une période d’agrégation d’une multitude d’entre elles, d’échelles variées et dans des endroits très différents. J’en ai recensé plus de 500 à travers le monde en 2009, 2 200 en 2010, et plus de 1 000 depuis le début de l’année. Nous sommes donc dans une phase très particulière, comme il en arrive tous les cinquante ans.

Les émeutes de 2005 ne sont pas les premières en France, mais ce sont les premières qui font parler d’elles de façon massive. Elles ont en quelque sorte posé les bases de celles qui ont suivi. En 2005, tout est parti de la mort de deux jeunes impliquant la police. C’est le même schéma à Londres cette année, mais aussi à Villiers-le-Bel en 2007, en Grèce ou à Montréal en 2008… La mort suspecte d’un jeune n’est pas la seule cause d’émeute, mais c’est une cause qui traverse les continents et qui fait que des jeunes très différents peuvent se mobiliser de façon assez semblable.

A quel moment la réaction à l’événement tragique s’efface-t-elle pour laisser place à un mouvement plus vaste, social, voire politique ?

La mort d’un jeune n’est que l’élément déclencheur qui fait que l’on passe à l’acte, il permet à d’autres colères et frustrations de sortir. Nous sommes dans une période singulière de crise de la représentation politique. Les frustrations, les colères que l’on pouvait, bon an, mal an, expier dans le dispositif démocratique n’ont aujourd’hui plus d’espace pour s’exprimer. On ne peut plus les verbaliser. L’émeute intervient comme un substitut, comme un dernier recours. Il est donc crucial d’observer ce que font les émeutiers, parce qu’au fond c’est leur langage à eux. Qu’avons nous vu en 2005 en France ? Des incendies de voitures, de bus, de quelques bâtiments publics. Peu d’affrontements directs, les émeutiers étaient insaisissables. Et quasiment pas de pillage. C’était une façon, pour les jeunes Français, de dire : “On est là, on existe.” A Londres, on est dans autre chose. Lire la suite…

recueilli par Marc Beaugé

Inghilterra, altro che “rivolta dello shopping”: il saccheggio è fame di giustizia


Saccheggiatori, teppisti, vandali, “hooligans”: «Non sono ribelli, sono delinquenti, criminali». Rimpiazzato dal mondo politico e da buona parte della stampa, il governo britannico pensa indubbiamente di avere trovato la formula perfetta per scaricare il malessere sociale e politico provocato da quattro giorni di sommosse impressionanti quanto inattese. Le “rivolte dello shopping” hanno conquistato molti sociologi. E così ci sentiamo rassicurati.

Una rivolta non è mai gratuita. Costa o può costare molto cara a coloro che vi partecipano. Non ci stancheremo mai di ripetere quanto questo “passaggio all’atto” comporti la messa in pericolo di se stessi, della propria integrità fisica e del proprio futuro rapporto con la giustizia. Questo oblìo del rischio, tipico di tutte le grandi sommosse, rappresenta un salto soggettivo molto forte. C’entra la collera, ma è soprattutto l’esasperazione, l’impossibilità di comunicare in altro modo, il fallimento delle parole e dei discorsi che ne sono all’origine, visto che le rivolte conservano la certezza pressoché totale di perdere.

In queste condizioni sono le azioni a contare, e le azioni diventano il linguaggio della rivolta. Se non vengono accompagnate da rivendicazioni o slogan, sono le azioni a rimpiazzarli, “parlando per se stesse”. Ancora una volta occorre darsi la pena di vedere e leggere questi atti per quello che sono. E il saccheggio è uno di questi atti. DOPO…

L’Europe face à la colère de sa jeunesse

11 08 2011

La Grande-Bretagne fait tout pour juguler ses émeutes urbaines. Mais, là comme ailleurs, les racines de la violence semblent profondes. Entretien avec Alain Bertho, spécialiste des phénomènes émeutiers

 « Sud Ouest ». L’hiver dernier, des manifestations étudiantes s’étaient soldées par des violences dans le centre de Londres. Y a-t-il des points communs avec les troubles actuels ?

Alain Bertho. La matrice qui conduit à ce type d’affrontement est toujours la même : un effondrement de la représentation politique telle qu’on la connaît depuis un siècle. Il y a un certain nombre de colères et de frustrations qui ne trouvent plus d’espace politique pour s’exprimer. Les jeunes de Manchester et de Birmingham sont face au même mur d’incompréhension que les étudiants britanniques confrontés à l’envolée de leurs droits d’inscription. En ont-ils conscience, ce n’est pas sûr ! Les cibles ne sont pas identiques, à quelques mois d’intervalle, mais le passage à l’acte est plein de réminiscences. Rappelons-nous que le siège du Parti conservateur a été mis à sac par les étudiants. Et, en mars, la grande manifestation organisée à Londres contre la réforme des retraites s’est aussi terminée par des échauffourées, un fait assez rare dans la période récente en Grande-Bretagne.

Les émeutes au Royaume-Uni, le mouvement des Indignés en Espagne, les violences en Grèce… La jeunesse européenne est-elle en révolte ?

L’émergence de coups de sang collectifs est un phénomène mondial qui s’exprime de façon identique d’un continent à l’autre à partir de situations assez récurrentes, dont la mort d’un jeune. Il y a d’autres faits générateurs qui reviennent, comme les mobilisations étudiantes, les coupures d’électricité (pas en Europe) ou encore la répression du commerce informel. In fine, on retombe invariablement sur les effets de la mondialisation. On dénombre plus de 1 200 émeutes dans le monde en 2010, plus de 1000 depuis le 1er janvier de cette année. Les acteurs de ces émeutes sont des jeunes, qu’ils soient éduqués, issus de classes populaires ou chômeurs. Le cas français est assez spécifique. Chaque classe sociale explose dans son coin. C’était également vrai en Grèce avant 2008, dans une certaine mesure.

Comment expliquer que les mêmes causes sociales ne débouchent pas sur les mêmes débordements ? L’Irlande a manifesté pacifiquement contre la rigueur en novembre 2010…

L’alchimie nationale est toujours particulière. En Grèce, la « génération 600 euros », c’est tout le monde. La colère, c’est tout le monde. La question des mots utilisés par les gouvernements pour se justifier est également essentielle. En 2005, en France, c’est la mort de deux jeunes, mais aussi la façon dont on l’a commentée, qui ont déclenché les feux.

Et le mouvement des Indignés, en Espagne ?

C’est un mouvement extrêmement intéressant. Son inspiration est sans doute à chercher du côté du printemps arabe. La contestation de masse n’y est pas réduite à l’affrontement et à la défaite. Elle passe par la parole, par la possibilité de porter un discours et des revendications. Tant qu’il n’y a pas de réponse violente du pouvoir, il n’y a pas de basculement dans l’émeute. Ces modalités permettent une circulation de la mobilisation d’un pays à un autre. Alors qu’il n’y a pas de contagion de l’émeute hors des frontières.

Qu’il s’agisse d’Israël, de l’Espagne ou de la Grande-Bretagne, la classe politique semble stupéfaite. Pourquoi ?

Elle a partout les yeux rivés sur les contraintes internationales. À partir du moment où la survie des États est à la merci des agences de notation et des marchés financiers, les marges de manœuvre pour les politiques sociales sont annihilées. Les gouvernants sont tétanisés par ce carcan. Ils ont parfois du mal à se rendre compte qu’ils sont en charge d’un peuple. C’était particulièrement éclatant dans les jours qui viennent de s’écouler.

Les ingrédients pour une flambée de violence existent-ils en France ?

On les a en permanence depuis 2005. Il y a quelque chose de larvé depuis cette date. Notre pays est l’un de ceux dans le monde où l’on compte le plus d’émeutes après la mort d’un jeune. 2005, 2007 à Villiers-le-Bel, Grenoble l’an passé, Saint-Aignan… À un moment, des centaines de personnes qui ne se connaissent pas se retrouvent pour se rebeller à partir d’un élément déclencheur. Mais personne ne peut savoir si cela arrivera ici, ni quand.

Entretien accordé à La Liberté (Suisse)

propos recueillis par Thierry Jacolet

Emeutes à Londres, guerre civile en Syrie, soulèvements au Chili, «incidents de masse» en Chine, manifestations géantes en Grèce: depuis le début de l’année, les mouvements de constestations semblent se multiplier aux quatre coins du monde. «Il y a trois ans, quand j’ai écrit mon livre, il n’y avait que quelques centaines d’émeutes par an. Aujourd’hui, on peut les compter en millliers», considère Alain Bertho. Auteur de «Le temps des émeutes» (Ed. Bayard), ce directeur de l’école doctorale de Sciences sociales de l’Université de Paris 8-Saint-Denis décrypte ces explosions de violence.

 Pourquoi autant de foyers de contestations naissent?

Alain Bertho: On observe l’effondrement des dispositifs de représentation politique que l’on a connu depuis deux siècles. Jusqu’à aujourd’hui, toute une série de conflits pouvait se régler dans des mots, des programmes, des oppositions politiques. Ils n’ont plus d’espace d’expression aujourd’hui. Alors, ils choisissent la violence. L’émeute par exemple est une façon de dire les choses.

Ces violences ont-elles un dénominateur commun?

OUI. D’un continent à l’autre les modes opératoires sont les mêmes, les situations qui déclenchent les explosions sont les mêmes. Tous les peuples sont plis dans les même logqiues économiques et politiques. Il y a d’une part la financiarisation de l’économie, destructrice du travail humain, des solidarités ssociales. Les Etats pris dans cet étau gère le problème en anhililant tout espace de débat politique, puisque la plans d’austérité sont présentés comme quelque chose d’inéluctable. L’espace du débat démocratique apparaît comme vidé de son sens. Une part de légitimité du gouvernement finit par être remise en cause. Donc il y a une recherche d’une autre légitimité dans d’autres domaines, comme la peur des dangers extérieurs: l’islam, la délinquance… Cela a un prix, car cela veut dire mettre la police au centre de l’Etat, de la vie sociale, donc mettre du conflit entre la population et l’Etat.

C’est le cas en Angleterre?

Oui. On lit la révolte contre le croissance des inégalités dans un contexte où l’austérité devient le couplet préféré des gouvernements. Dans des pays très développés comme l’Angleterre, quand des gouvernements sont dépassés par des logiques mondiales financières et qu’ils sont voués à laisser les inégalités s’accroître et la pauvreté s’installer, quand les politiques sociales sont complètement bradées, on ne peut pas s’étonner que cela arrive. La matrice structurelle qui est la cause profonde est toujours là. Il faut une étincelle qui conduit au passage à l’acte.

Et dans les pays arabes par exemple, les causes sont différentes, non?

Au départ, après la mort de Mohammed Bouazizi, l’émeute de Sidi Bouzid commence comme une émeute urbaine classique. C’est la dynamique de mobilisation qui diffèrent : la jeunesse populaire urbaine n’est pas resyée isolée. Elle a agrégé autour d’elle d’autres couches et d’autres générations. On connait la suite.

Qui sont les émeutiers en général?

Toujours des jeunes. Parfois des jeunes étudiants comme au Chili en ce moment, parfois des jeunes des quartiers pauvres, parfois les deux comme en Tunisie, en Egypte mais aussi au sénégal le 23 juin 2011….

Qu’est-ce qui a changé avec le printemps arabe?

 Ce n’est que depuis cette année, avec le printemps arabe, qu’on commence à avoir un phénomène de diffusion et de ressemblance assumée. Auparavant, dans la séquence qui a commencé avec le siècle les mouvements de contestation n’étaient pas liés. C’est ce qui fait la grande différence entre cette séquence et celles qui l’ont précédé comme les années 1968. Ce qui est frappant, c’est la ressemblance entre des événements et des acteurs qui ne se connaissent pas et qui se trouvent à des milliers de kilomètres l’un de l’autre. Les émeutes sont d’ampleur différente. Mais les modes opératoires et les situations qui provoquent les explosions traversent les continents et les frontières.

Comme par exemple a mobilisation via les réseaux sociaux…

Les réseaux sociaux Ont bien sûr un rôle. Ce sont des instruments techniques tout à fait adaptés à ces mobilisations, mais ce ne sont que des outils. L’essentiel reste dans les mobilisations et la volonté des acteurs de faire des choses ensemble

Les émeutes à Londres sont-elles différentes des autres?

 Ces émeutes expriment des revendications similaires que les autres qui ont explosé partout dans le monde depuis quelques années. C’est un phénomène d’un niveau assez exceptionnel mais pas exceptionnel en soi. Il y a la recherche d’affrontement direct avec la police. Et on observe des pillages et des destructions de magasins. Participer à des émeutes c’est d’abord se mettre en danger physiquement et judiciairement. On le voit sur les vidéos: ils ne semblent plus avoir peur de rien. L’état d’exaspération est tel que cela n’a plus d’importance. Il y a un grand sentiment de liberté, mais à quel prix? Cela n’a rien à voir avec ce qui se passe en Syrie. Mais en même temps un peu, quand des gens sur lesquels on tire durant cinq mois continuent de descendre dans la rue. En Angleterre, il n’y a pas une question de vie ou de mort, mais on risque quand même de gâcher sa vie. Pour en arriver là, il doit y avoir un niveau élevé d’exaspération sociale.

 Le décès d’un membre de la communauté noire a mis le feu aux poudres. Est-ce que ce sont pour autant des émeutes raciales?

 Pas du tout. Les émeutiers représentent la diversité des classes sociales anglaises. Ils sont de toutes les couleurs. Il n’y a pas de clivage.

Ces violences renvoient à celles des années 1980 en Grande-Bretagne…

 Elles ne sont pas pareilles. On a changé d’époque. Les émeutes de ces jours, il y en a partout dans le monde. Dans les années 1980, on sortait du Wefare state. C’était le début du basculement du monde de l’époque industrielle à l’époque financière avec la mondialisation. Les politiques nationales devaient faire la transition et cela s’est soldé par des fermetures d’entreprises, du chômage, des conflits sociaux. Le contexte était particulier. C’est leurs enfants qui manifestent aujourd’hui. Depuis les années 1980, la situation sociale s’est considérablement dégradée. En terme d’écart des revenus, en vingt-trente ans, on a régressé d’un siècle en Europe. Des gens sont beaucoup plus riches et d’autres beaucoup plus pauvres. Ce fossé est de plus en plus mis visible, mis en spectacle.

Des habitants ont constitué des groupes se chargeant eux-mêmes de la sécurité dans certains quartiers. Comment l’expliquez-vous?

La police a été débordée. C’est peut-être à mettre en lien avec la particularité de l’urbanisme et que la ségrégation urbaine soit moins importante qu’en France. Il y a des couches sociales différentes dans le même quartier.

>>La liberté fribourg l’article en pdf<<

GRANDE-BRETAGNE. « une cocotte minute qui peut exploser à tout moment »

10-08-11

Pour l’anthropologue Alain Bertho, les émeutes qui embrasent le pays depuis samedi 4 août sont loin d’être une surprise. Interview par Benjamin Harroch.

La Grande-Bretagne est en proie à des émeutes jamais vues depuis 1985. A l’origine : la mort d’un jeune métis de 29 ans, Mark Duggan, tué par la police londonienne dans des conditions si floues qu’une enquête indépendante a été ouverte.

Alors que le gouvernement conservateur promet « une riposte« , des chercheurs appellent à s’attaquer aux véritables enjeux économiques et sociaux. En France, où des émeutes ont éclaté en 2005 après la mort de deux jeunes poursuivis par la police en banlieue parisienne, l’anthropologue Alain Bertho mène le même combat. Interview.

Comment peut-on expliquer une telle flambée de violences ?

– La situation est comparable à une cocotte minute qui peut exploser à tout moment. Les raisons structurelles existent depuis plusieurs années déjà : soumission des Etats aux logiques financières et aux agences de notation, aggravation considérable des inégalités, politique ultra-sécuritaire…

Avec tous ces ingrédients, on ne peut pas être surpris par ces événements. Ce qui est toujours étonnant, en revanche, est l’alchimie collective qui les déclenche.

Le gouvernement britannique se borne à qualifier les émeutiers de voyous. Qu’en est-il réellement ?

– Il s’agit d’un langage classique de l’Etat en pareil cas. Passons. Ce sont des jeunes des classes populaires dans leur diversité d’âges, d’origines et de comportements. L’émeute correspond au moment où on s’exprime autrement que par les mots, simplement parce qu’on ne peut plus le faire autrement. Pour comprendre la motivation des émeutiers, il faut regarder ce qu’ils font. Le message est dans l’acte. Ces jeunes cassent pour s’imposer dans un système qui ne veut pas d’eux. Si on applique à ces événements une seule lecture policière, on rate l’essentiel.

Des manifestations étudiantes importantes se sont déroulées il y a quelques mois en Grande-Bretagne. Les deux mouvements peuvent-ils converger ?

– L’exaspération et le passage à l’acte émeutier, qui au passage est un signe des temps, peut se faire de façon dispersée. On a vu à quel point les émeutiers de 2005 en France ont été extrêmement isolés. A quel point aussi le lien entre le mouvement étudiant et ces jeunes de quartiers populaires a été conflictuel en 2006 au moment du CPE.

La question d’une jonction, ne serait-ce qu’au sein de la jeunesse, est ouverte. Elle est essentielle. Elle s’est faite en Grèce en 2008. En France, les évènements au cœur des manifestations contre la réforme des retraites, l’année dernière, semblent indiquer qu’il y a un mouvement en ce sens.

Parce que la jeunesse populaire a agrégé autour d’elle le reste de la jeunesse, voire d’autres générations, Ben Ali est tombé en Tunisie.

Chacun restera-t-il dans son coin avec sa propre colère ? C’est la question qui prévaut aujourd’hui. Mais il est très difficile de le prévoir. Ce phénomène couve de façon silencieuse et invisible.

L’année qui vient de s’écouler en Grande-Bretagne m’inciterait plutôt à penser qu’un tel processus est lancé. On a eu successivement le mouvement étudiant au début de l’année, celui, plus massif, contre l’austérité en mars, puis ces émeutes. Il y a plusieurs fronts dans lesquels l’exaspération se manifeste de façon similaire. Il y a fort à parier qu’ils se rejoignent à un moment ou un autre.

Comment s’achèveront les émeutes qui, pour l’heure, s’étendent à toute la Grande-Bretagne ?

– Comme d’habitude. Ça va s’arrêter, on ne saura pas pourquoi. Et ça réapparaîtra à un autre moment, sous d’autres formes. Je ne crois pas trop à une insurrection violente, mais plutôt à un élargissement des nouveaux espaces politiques, ouverts notamment par les « Indignés ». L’avenir est sans doute dans ces mouvements d’exigences populaires et de masse, qui se situent en dehors du système électoral.

Peut-on faire un parallèle avec les émeutes de 2005 en France ?

– L’analogie est inévitable. Il y a aussi, et surtout, une évolution dans le temps. En 2005, il s’agissait d’actes de visibilité. Les émeutiers voulaient se faire voir en brûlant des voitures dans leurs quartiers. Ils voulaient manifester leur présence, être enfin comptés comme des citoyens à part entière et manifester leur ras-le-bol contre le tout sécuritaire et le racisme d’Etat. On a visiblement passé plusieurs crans en Grande-Bretagne. On est dans autre chose, encore difficile à définir.

Après les révolutions arabes, assistons-nous à une internationalisation de la révolte de la jeunesse populaire ?

– J’ai compté plus de 1.200 émeutes en 2010. Et plus de 1.000 depuis le 1er janvier 2011. D’un continent à l’autre, d’un pays à l’autre, on retrouve des situations récurrentes : la mort d’un jeune impliquant la police ou des mobilisations étudiantes (au Chili en ce moment par exemple). La jeunesse n’a pas d’avenir. Ou plutôt, le monde n’est pas actuellement en mesure de lui en proposer un.

Existe-t-il une volonté de convergence des luttes ? On ne retrouve pas ce sentiment chez les émeutiers. On le perçoit, en revanche, dans le mouvement des « Indignés ». Il y a des références, des Grecs aux Espagnols en passant par les Arabes. Il y a une culture commune qui est en train de se construire.

Interview d’Alain Bertho, par Benjamin Harroch – Le Nouvel Observateur (le mercredi 10 août 2010)   

Angleterre : émeutes shopping ou émeutes sociales ?

Régis Soubrouillard – Marianne | Mercredi 10 Août 2011

Rentré de vacances, le Premier Ministre britannique David Cameron, tente de ramener le calme dans le pays. Si le déploiement massif de policiers a ramené un calme relatif à Londres, les émeutes se sont propagées dans de nombreuses villes moyennes du pays. Le Royaume-Uni, qui n’a pas vu venir les signes précurseurs, s’interroge sur les raisons d’un tel déchaînement de violences.

Alors que la capitale retrouvait cette nuit un calme très relatif, grâce au déploiement de 16.000 policiers, le feu se propageait à différentes villes du Royaume-Uni.« Lors de ces dernières heures, la police du Grand Manchester a dû faire face à des actes d’une très grande violence commis par des groupes de criminels » a déclaré un membre des forces de police. Même chose à Liverpool et Nottingham.

Des troubles ont également été signalés à West Bromwich et à Wolverhampton, au nord-ouest de Birmingham, dans le centre du pays. Un effet de contagion rapide qui surprend le pays tout entier.

Alors que tous les matchs de football ont été suspendus jusqu’à nouvel ordre et que des membres du CIO étaient en visite au moment du déclenchement des émeutes, la Grande Bretagne n’en finit pas de s’interroger sur les raisons de  cette explosion de violence survenue en pleine torpeur estival. Manifestement, la mort, dans des circonstances non élucidées de Mark Duggan ne suffit pas à expliquer ces débordements. «La vague de violence gratuite n’a absolument rien à voir avec la mort de Mark Duggan » a affirmé le vice-premier Ministre Nick Clegg.

Certes les émeutiers n’ont rien revendiqué de précis, on « entend » que la violence. Justement selon l’anthropologue Alain Bertho, « quand il n’y a pas de slogans politiques exprimés  ce sont les actes qu’il faut lire. La violence est parfois illisible, elle est rarement dépourvue de sens. De ce point de vue, la mise à sac des magasins, les incendies, les pillages, sont aussi un message, une façon de s’exprimer. En France, en 2005, il n’y a pas eu de pillages, j’ai vu des centres commerciaux être détruits, il ne manquait pas une chaussette… » explique l’auteur du Temps des émeutes et qui tient un blog sur le sujet« Il y a toujours des effets d’aubaine mais on ne peut pas lire ce genre de phénomènes que par le truchement des effets d’aubaines. Il y a là quelque chose d’assez clair, on prend dans les magasins ce que l’on ne peut pas prendre autrement parce qu’il n’y a pas assez d’argent. Ce n’est pas tout à fait nouveau dans l’histoire longue des révoltes sociales. C’est un message qu’il faut prendre au sérieux. Cela croise d’autres pratiques que l’on connaît aux Etats-Unis ». Lire la suite…

Émeutes de Londres: une exaspération mondiale

09 AOÛT 2011 | PAR ELLEN SALVI

Des bâtiments et des véhicules en feu, des magasins vandalisés, des bus calcinés… Depuis trois jours, les images impressionnantes des violences urbaines de Londres font la une de tous les journaux britanniques.

Les premiers troubles avaient éclaté samedi 6 août au soir à la suite d’une manifestation réclamant «justice» après la mort d’un homme de 29 ans, Mark Duggan, tué jeudi lors d’un échange de tirs avec la police dans le quartier nord de Tottenham.

D’abord concentrées sur ce quartier nord de la capitale britannique, les émeutes se sont étendues dans le reste de la ville avant de gagner, dans la nuit de lundi à mardi, les provinces de Birmingham (centre), de Liverpool (nord-ouest) et de Bristol (sud-ouest).

À l’issue d’une réunion d’urgence, ce mardi 9 août, le Premier ministre David Cameron a assuré qu’il mettrait tout en œuvre pour rétablir l’ordre dans les rues des grandes villes. Annonçant une augmentation des effectifs policiers à Londres (qui passeront de 6.000 à 16.000), il a également indiqué que les vacances parlementaires seraient interrompues jeudi pour une séance exceptionnelle consacrée aux émeutes.

Scotland Yard – qui twitte les événements en direct – a annoncé mardi que 334 personnes – dont un garçon de 11 ans – avaient été arrêtées depuis le début des violences, qui ont fait au moins 35 blessés parmi les forces de l’ordre et un mort. Un homme de 26 ans, blessé par balle dans une voiture lundi soir lors des échauffourées, a en effet succombé à ses blessures mardi.

Chercheur et professeur d’anthropologie à l’université Paris 8, Alain Bertho étudie les phénomènes émeutiers (voir sa bibliographie sous l’onglet «Prolonger»). Pour Mediapart, il revient sur la genèse des émeutes britanniques, mais aussi sur leurs points communs avec l’embrasement des banlieues françaises en 2005, et sur le rôle joué par les nouvelles technologies dans ces révoltes, à Londres, comme dans le reste du monde.

Les émeutes de Londres s’inscrivent-elles dans un contexte plus général d’insurrection ?

Il y a eu, depuis janvier et un peu partout dans le monde, un petit millier d’événements de gravité diverse, qui ont des caractères communs d’affrontements entre les gens, les forces de police et les États. De ce point de vue là, les émeutes de Londres s’inscrivent dans l’air du temps. Elles ont été déclenchées après la mort d’un jeune, abattu par la police dans des circonstances obscures si l’on en croit la presse britannique. Cet événement est un événement classique de déclenchement d’affrontements, qui sont des révélateurs ensuite de tensions qui n’arrivent pas à s’exprimer dans le jeu politique traditionnel.

Des émeutes après la mort d’un jeune, il y en a déjà eu une petite vingtaine dans le monde depuis le 1er janvier 2011. Après, chaque émeute, chaque situation, chaque explosion de colère de ce type, a ses caractéristiques. Cela nous dit des choses qui n’apparaissent pas dans le débat politique traditionnel.

Les politiques de rigueur des États soumis aux diktats des marchés financiers jouent un rôle dans ces émeutes. Les États, puissants ou non, reportent les exigences budgétaires sur les populations. A cela s’ajoute la généralisation des politiques sécuritaires et policières dans le monde entier. C’est une matrice émeutière tout à fait efficace. On la trouve partout: en Grèce, en Italie, dans les pays africains… C’était également le cas en Tunisie.

La révolution tunisienne a démarré après le suicide d’un jeune qui avait été humilié et maltraité par la police, une fois de plus. Si autant de jeunes se sont sentis concernés, c’est que ça ne devait pas être un phénomène isolé. Dans un pays où la corruption était telle qu’il était évident qu’on faisait payer le capitalisme financier à la population, tout a fini par exploser. Nous sommes devant une matrice mondiale. Le reste se donne à voir et se développe dans des circonstances à chaque fois particulières, nationales. Lire la suite… 

~ par Alain Bertho sur 11 août 2011.

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