Emeutes à Erevan mars 2008

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Impasse politique en Arménie après les émeutes du week-end

EREVAN (AFP) — L’Arménie semblait dans une impasse lundi, après l’instauration de l’état d’urgence à Erevan à la suite des émeutes du week-end qui ont fait huit morts, l’opposition et le gouvernement refusant de dialoguer malgré une médiation de l’OSCE.

« Apparemment, un dialogue entre (Levon) Ter-Petrossian (le chef de l’opposition, ndlr) et le gouvernement n’est pas possible pour le moment, mais nous ne l’excluons pas à l’avenir », a résumé Heikki Talvitie, le médiateur de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).

L’opposition réclame la levée de l’état d’urgence en vigueur dans la capitale arménienne jusqu’au 20 mars avant de négocier. Le pouvoir souligne que les principaux mouvements d’opposants, hormis M. Ter-Petrossian, ont accepté de dialoguer avec le gouvernement.

Le président arménien sortant, Robert Kotcharian, s’est même refusé de considérer comme un événement « politique » les affrontements de samedi, qui ont suivi onze jours de manifestations pacifiques pour protester contre l’élection le 19 février à la présidence du Premier ministre Serge Sarkissian.

« Ce qui est arrivé n’a aucun rapport avec la politique, c’est un acte criminel qui doit faire l’objet d’une enquête minutieuse et les coupables doivent être traduits en justice », a déclaré le chef de l’Etat dans un communiqué.

La police a pour sa part annoncé lundi l’arrestation pendant la nuit des affrontements de deux députés, Miasnik Malkhassian et Hakob Hokopian, pour « tentative de prise de pouvoir ».

Les forces de l’ordre recherchent aussi une des figures de proue de l’opposition, le journaliste Nikol Pachinian, sans pour autant indiquer ce qui lui est reproché.

« C’est une nouvelle étape de la violence à laquelle le pouvoir a recours contre l’opposition pour la priver de ses dirigeants », a déclaré à l’AFP Arman Moussinian, le porte-parole des opposants.

M. Ter-Petrossian, qui est assigné de facto à résidence depuis samedi, a lui présenté ses condoléances aux victimes des émeutes, tout en accusant une nouvelle fois les autorités.

« Je veux souligner mes regrets et mon émotion après les violences massives organisées par le régime de Kotcharian et Serge » Sarkissian, a déclaré dans un communiqué le chef de l’opposition, qui fut président de l’Arménie dans les années 1990.

Le médiateur de l’OSCE a appelé en vain les parties à reconnaître leurs torts respectifs.

« Les deux côtés avaient des armes et il y a des morts (…) Chacun a une responsabilité et doit la reconnaître », a-t-il estimé.

Malgré l’impasse politique, la situation était calme à Erevan lundi, et le seul signe visible de l’état d’urgence était la dizaine de blindés et la centaine de militaires déployés sur la place de la République, où se trouve le siège du gouvernement.

Les affrontements avait éclaté samedi soir entre des centaines de policiers anti-émeutes et environ 7.000 opposants qui dénonçaient leur expulsion d’une place d’Erevan, le placement en résidence surveillée de leur chef et réclamaient l’annulation des résultats de la présidentielle.

La Cour constitutionnelle doit étudier une plainte de l’opposition en ce sens à partir de mardi en fin de matinée.

L’OSCE avait jugé que le vote avait été « dans l’ensemble conforme » aux principes démocratiques internationaux.

M. Sarkissian a remporté le scrutin dès le premier tour avec 52,8% des voix, tandis que Levon Ter-Petrossian est en deuxième position avec 21,5% des suffrages.

Manifestants et policiers s’affrontent à Erevan

France24

Samedi 01 mars 2008

Les milliers de manifestants rassemblés à Erevan, la capitale, jettent des cocktails molotov et des pierres sur les policiers anti-émeute.

EREVAN, 1er mars (Reuters) – Le président arménien Robert Kotcharian envisage de proclamer l’état d’urgence si les manifestations de l’opposition se poursuivent, mais il espère encore résoudre la crise de manière pacifique, a déclaré samedi le ministre des Affaires étrangères, Vardan Oskanian.

« Tous les décrets sont prêts pour décréter l’état d’urgence », a-t-il dit lors d’une conférence de presse. « En ce moment, le président mène des discussions (…) et il est très attaché au règlement de cette question politique par des moyens politiques ».

« Mais tout dépend de l’opposition. Je crois que nous traversons un moment critique, et si nous prenons maintenant la bonne décision, nous (la nation) l’emporterons ».

Dans la soirée, des tirs sporadiques ont été entendus dans le centre de la capitale dont le ciel a été illuminé par des balles traçantes de couleur jaune et bleu, ont rapporté des témoins. « On ne sait pas qui tire sur qui », a indiqué la correspondante de Reuters.

L’opposition a appelé ses partisans à une nouvelle manifestation, quelques heures après la dispersion sans ménagements par la police d’un campement établi depuis dix jours dans la capitale, Erevan, pour dénoncer des fraudes électorales présumées.

Plusieurs milliers de partisans de l’opposition se réunissaient quotidiennement place de la Liberté depuis l’élection présidentielle du 19 février, remportée, frauduleusement selon eux, par le Premier ministre Serj Sarksian, allié de Kotcharian, aux dépens de leur candidat, Levon Ter-Petrossian.

La police anti-émeutes s’est déployée en début de matinée sur la place.

« Nous étions endormis », a dit un manifestant qui campait sur la place. « Ils sont venus et ont commencé à nous battre avec des matraques », a dit cet homme en montrant à Reuters son doigt fracturé. Il a refusé de donner son nom.

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APPEL A LA RETENUE DE L’OSCE

Quelques heures plus tard, des centaines de partisans de l’opposition affluaient dans le quartier des ambassades situé à l’écart du centre-ville, en réponse à un appel à une manifestation pacifique lancé par l’entourage de Ter-Petrossian.

L’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe a dit qu’elle condamnait « le recours à la force contre des manifestants pacifiques ».

« J’invite les autorités à faire preuve d’un maximum de retenue », a déclaré le ministre finlandais des Affaires étrangères Ilkka Kanerva, qui assure la présidence de l’OSCE.

« Je suis troublé par ces informations relatives à des victimes. Je demande aux autorités de relâcher les personnes arrêtées et j’invite à nouveau le gouvernement et l’opposition à ouvrir un dialogue », a-t-il dit.

La police arménienne a déclaré qu’elle était intervenue après avoir appris qu’un coup de force se préparait. Elle précise dans un communiqué avoir saisi des pistolets et des grenades.

« Cette information contredit totalement la réalité », a déclaré à Reuters Stepan Demirchayn, dirigeant du Parti populaire et allié de Ter-Petrossian. « Nous n’avons recours qu’à des moyens pacifiques et Ter-Petrossian l’a réaffirmé ».

Un correspondant de Reuters a vu deux véhicules de police aux vitres brisées et aux pneus dégonflés à proximité des lieux prévus pour le rassemblement. Des bottes et des casquettes de policier souillées gisaient non loin.

« Avec ou sans autorisation, nous poursuivrons les manifestations parce que les rassemblements et les cortèges ne peuvent être interdits qu’en cas d’état d’urgence », a affirmé Ter-Petrossian à des journalistes.

« Je suis profondément convaincu que même si Sarksian reste, il ne sera pas un président légitime. Je ne doute pas que le peuple ne tolèrera pas cela », a-t-il ajouté.

ESSOUFFLEMENT

Dans son communiqué, la police affirme avoir appris que les manifestants attendaient de recevoir « de grandes quantités d’armes à feu, de grenades, de barres de fer et de matraques (…) pour provoquer des troubles ».

Elle ajoute qu’elle a eu recours à la force lorsque des manifestants ont commencé à lui jeter des pierres et des barres de fer.

« On a entendu des appels à un coup d’Etat violent. La situation dans la capitale est totalement sous contrôle », poursuit le communiqué de la police.

Le ministère arménien de la Santé a fait état de 31 personnes – dont six policiers – hospitalisées à la suite des affrontements, rapporte une agence de presse russe.

L’Arménie est toujours officiellement en guerre contre l’Azerbaïdjan à propos du contrôle du Haut-Karabakh, rattaché à l’Azerbaïdjan par Staline mais peuplé en majorité d’Arméniens.

Des gazoducs et des oléoducs exploités par un consortium dirigé par BP <BP.L> traversent l’Azerbaïdjan à quelques kilomètres de la zone de conflit.

Ter-Petrossian, qui fut le premier président de l’Arménie après l’indépendance, a déclenché les manifestations en affirmant que Sarksian, allié du président sortant Robert Kotcharian, avait eu recours au bourrage d’urnes et à l’intimidation pour l’emporter.

Selon la mission d’observation de l’OSCE, l’élection présidentielle a dans l’ensemble respecté les engagements de l’Arménie en matière de démocratie, malgré quelques irrégularités.

A leur apogée, les manifestations ont rassemblé des dizaines de milliers de personnes, mais le mouvement semble s’être essoufflé ces derniers jours.

Les organisateurs affirment vouloir continuer de manifester jusqu’à ce que le autorités acceptent d’organiser un nouveau scrutin.

Emeutes sanglantes à Erevan. Chronique d’une escalade

par Vahé Ter Minassian le 5 mars 2008

photos Crédit Maïté Jardin

L’envoyé spécial de France-Arménie était présent lorsque les affrontements entre forces de l’ordre et manifestants ont éclaté. Récit heure par heure d’un journaliste au cœur des émeutes

9h20. Place de l’Opéra.

Un coup de fil de Max vient de nous l’apprendre : ce matin, vers 7 heures, la police a évacué le campement de la place de l’Opéra. Il y a déjà neuf jours qu’avec une poignée d’autres journalistes, nous attendons cet événement, nous couchant vers une heure, deux heures, trois heures du matin, après avoir fait un petit tour en ville afin d’y repérer d’éventuelles troupes se préparant à l’assaut. La veille au soir, à minuit, avec Maïté, nous étions encore là à interroger dans un café l’un des proches de Lévon Ter Pétrossian à propos de la plainte que celui-ci avait déposée ce jour-là devant la Cour constitutionnelle d’Arménie. Mais trompés par le ton débonnaire de Robert Kotcharian dans un reportage diffusé sur la chaîne publique TV H2, nous étions repartis, persuadés que l’« attaque » serait pour plus tard.

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A 9h20, au moment où nous arrivons sur les lieux, quelques journalistes sont déjà là. Un cordon de policiers équipés de casques, de boucliers et de matraques bloque l’accès à la place. De loin, on aperçoit une dépanneuse en train d’emporter une voiture et des employés de la voirie qui remplissent deux camions-bennes de déchets et de restes de tentes. Curieusement, à cette heure matinale, impossible de dénicher un seul témoin de l’assaut que l’on suppose violent comme en témoigne une vitrine brisée sur la rue Térian et une flaque de sang sur le haut de l’avenue Nordique.

En un quart d’heure, la nouvelle a fait le tour de la ville. Les habitants du voisinage commencent à envahir les trottoirs. Le ton monte : « Comment pouvez-vous défendre cet assassin de Serge ? », crie une dame aux forces de l’ordre. « C’est l’avenir de vos enfants que vous mettez en danger ! », hurle une autre. « Lévon ! Lévon ! », entend-on ici et là. C’en est trop. Un groupe d’une quinzaine de sous-officiers, passablement excités, agite des matraques en l’air aux cris de « Serge Président ! ». Puis repousse brutalement la petite foule dans la rue Térian. Une réaction bien trop agressive pour de simples citoyens en colère. A l’angle de Toumanian et de Prospect, c’est l’incident. Au moment où nous déboulons sur le croisement, un homme la tête en sang est évacué dans un fourgon de police. Un jeune policier a le bras en écharpe. Les gens hurlent. Une femme pleure. Soudain, une course-poursuite s’engage sur l’avenue Machtots. Bousculades, coups de matraques, affolement des passants. Au milieu de policiers, une femme soutenue par des badauds se tient le ventre. « Elle est enceinte ! », dit quelqu’un.

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11h. Villa de Lévon Ter Pétrossian.

Contrairement à certains de ses proches comme l’ancien Premier ministre Hrant Bagratian, Lévon Ter Pétrossian n’a pas été interpellé ce matin sur la place de l’Opéra mais assigné à résidence. Près de sa villa, à proximité de laquelle campent toujours une douzaine de très frustes partisans de Serge Sarksian venus « spontanément » y planter des tentes, quelques policiers essaient de nous empêcher de passer. Négociations. Coups de fil. Cinq minutes plus tard, devant le nombre de journalistes présents, les forces de l’ordre finissent par céder.

Lévon Ter Pétrossian nous accueille lui-même à la porte. En jaquette et l’air fatigué, l’ancien Président est comme toujours très calme. Son épouse, Loussia emmène rapidement son petit-fils dans une chambre voisine. L’on aperçoit Stépan Démirdjian, le leader du Parti populaire d’Arménie et David Chahnazarian, le ministre de la Sécurité des années MNA. Lévon Ter Pétrossian débute sa conférence de presse par un récit des événements dont il a été le témoin. A six heures du matin, raconte-t-il, alors qu’il dormait dans une voiture, les responsables de sa sécurité l’ont réveillé pour lui faire part d’une activité policière inhabituelle. Quarante minutes plus tard, pendant que les forces de l’ordre commençaient à encercler la place, il serait allé sur les marches de l’opéra appeler ses partisans au calme. Le temps de dire aux manifestants de ne pas répondre aux provocations. Et les policiers armés de matraques et de bâtons électrochocs seraient passés à l’attaque. Des échauffourées ont alors éclaté ici et là, tandis qu’un groupe de policiers aurait voulu l’entraîner hors de la place avec ses gardes du corps. Mais l’ancien chef d’Etat aurait refusé de bouger. Resté sur place durant une heure et demie, il aurait vu les forces de l’ordre envahir les lieux, détruire les tentes puis procéder au début du « nettoyage ». Enfin, à 8h45, un officier aurait intimé l’ordre à Lévon Ter Pétrossian de monter dans une voiture. Devant la réponse négative du leader de l’opposition, un homme l’aurait poussé dans le véhicule qui l’aurait emmené à toute vitesse jusqu’à sa villa, dont il serait tenu de ne pas sortir et où il ne doit pas non plus recevoir de visites.

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En cette fin de matinée, Lévon Ter Pétrossian n’a pour l’instant reçu des nouvelles que de quatre ou cinq de ses camarades. Aussi, ne souhaite-t-il pas donner les noms des personnes interpellées. Il s’interroge également sur l’attitude de la communauté internationale accusée d’indifférence vis-à-vis des violations des règles démocratiques en Arménie. Et se dit déterminé à continuer son action de contestation des élections par les « voies légales ». Compte tenu de l’état de désorganisation de ses troupes, Lévon Ter Pétrossian refuse à ce moment-là d’appeler à une manifestation « quelque part à Erevan » pour 15 heures, comme l’a annoncé peu de temps auparavant le site Internet de la chaîne A1+.

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12h25. Devant l’ambassade de France.

Alors que se tient la conférence de presse de Lévon Ter Pétrossian, les environs de l’ambassade de France sont depuis plus d’une heure le théâtre de sérieux incidents. Partis de l’Opéra et descendant l’avenue Prospect, une centaine de partisans du candidat de l’opposition se sont retrouvés sur ce tronçon de l’avenue Krikor Loussavoritch où s’était déjà déployé un bataillon de policiers anti-émeutes.

Espéraient-ils qu’ils seraient en sécurité dans ce quartier diplomatique ? Ou est-ce à cause de la précipitation avec laquelle Nicolas Sarkozy a félicité Serge Sarksian pour son élection sans même consulter l’ambassadeur en Arménie, qu’ils sont venus là ? La diplomatie française qui semble se satisfaire des déclarations d’ouverture du Premier Ministre et de la nomination la veille d’Arthur Baghdassarian au Conseil de Sécurité a-t-elle joué un rôle particulier qui aurait amené Lévon Ter Pétrossian à faire du siège de sa représentation à Erevan un point de ralliement ? Toujours est-il que la situation a rapidement dégénéré au moment où l’un des camions-bennes remplis des affaires des « campeurs » de la Place de la Liberté est passé dans la rue. La foule excédée a sorti de force le chauffeur de sa cabine et a pris possession du véhicule dont elle a vidé la benne sur l’asphalte. De violentes échauffourées ont alors éclaté avec les forces de l’ordre. Armen Martirossian, un député d’Héritage, a reçu un coup de couteau en tentant de protéger un policier !

Au moment où nous arrivons, plusieurs milliers de protestataires très excités sont rassemblés au pied de la statue du révolutionnaire bolchevik, Alexandre Miasnikian, et sur l’avenue où est située l’ambassade de France, dont l’accès est barré au carrefour par un tramway et un camion placés en travers de la rue. Plus loin, sur le boulevard des Italiens et sur Krikor Loussavoritch, au pied de la mairie, d’autres autobus achèvent de bloquer le périmètre.

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De leur côté, les forces de l’ordre qui disposent d’un camion anti-émeute sont coincées sur le croisement, même si un cordon de policiers protège encore les grilles de l’ambassade de France. A cette heure, aucun leader du mouvement n’est visible. Les quelques responsables présents parmi lesquels David Chahnazarian négocient avec le chef de la police, arrivé sur place. A plusieurs reprises, ils essayent de calmer la foule en l’entraînant dans une marche en direction du Maténadaran. En vain. Les gens crient : « Serge assassin ! », « On reste, on reste ! », « Désarmement ! ».

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Enfin, à 13h50, on entend une voix diffusée par les haut-parleurs d’un car de la police : « Je viens de parler au “Président” au téléphone, dit Lévon Zourabian (MNA). Lévon Ter Pétrossian nous dit de rester ici jusqu’à ce qu’il arrive. On reste ! ».

14h50. Devant la statue d’Alexandre Miasnikian puis devant l’ambassade.

Depuis un quart d’heure, la tension est remontée d’un cran devant l’ambassade. La rumeur circule qu’une « jeune fille de 12 ans » a été tuée par un coup de feu de la police durant l’assaut de l’opéra. Les manifestants commencent à proférer des insultes aux policiers. Quelques jeunes montés sur le camion et sur le tramway, positionnés devant l’ambassade, ont déjà des clés en acier et des barres de fer à la main… Les forces de l’ordre décident alors d’évacuer les lieux. Non sans heurts : alors qu’un escadron pénètre dans la mairie dont les portes sont fermées, une Jigouli de la police est violemment prise à partie par les manifestants. Le véhicule se dégage in extremis, une vitre brisée…

A 15h10, Nigol Pachinian, rédacteur en chef de Haykakan Jamanak, arrive porté par la foule. Entouré de Stépan Démirdjian et de Khatchatour Soukiassian, le fameux patron du groupe Sil, il s’empare d’un mégaphone puis s’adresse à l’assemblée : « Je vous remercie tous et vous félicite. Surtout le groupe de cinquante personnes qui est arrivé en premier ! Il faut rester ici jusqu’à ce que Lévon Ter Pétrossian arrive. C’est pourquoi nous devons sécuriser notre position et renforcer les barricades avec tout ce que l’on pourra trouver, bois ou pierres. » Soudain, Khatchatour Soukiassian qui fait face à la foule se fige. Des gens mettent à sac une voiture de police restée sur place et jettent des casquettes de miliciens en l’air. Plus loin, dans la rue qui conduit au Pont de la Victoire et à l’usine de cognac, des jeunes s’en prennent à des policiers. D’un coup, à 15h23, l’un des véhicules, sans doute conduit par un fonctionnaire paniqué, fonce en direction de la foule. Comment le carnage a-t-il pu être évité ? Personne n’est aujourd’hui en mesure de le dire ; traversant la masse des manifestants agglutinés, l’engin lancé à pleine vitesse a tourné à droite et s’est faufilé entre le tramway et le mur de l’ambassade avant de s’arrêter 200 mètres plus loin. Trois minutes plus tard, le véhicule est en flammes, incendié par les émeutiers. Le chauffeur a réussi à s’enfuir. Bilan : une dame se serait trouvée mal de saisissement. Un véritable miracle ! Ce sera malheureusement le dernier.

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16h34. Devant la statue d’Alexandre Miasnikian.

Il devient de plus en plus évident que les membres de l’équipe de Lévon Ter Pétrossian présents sur place ne contrôlent presque plus la situation. A moins évidemment que tout ce qui va suivre n’ait été voulu… Au pied de la statue d’Alexandre Miasnikian, Aram Sarkissian (République), Stépan Démirdjian (Parti populaire) et Nigol Pachinian (directeur de Haykakan Jamanak ) s’égosillent pour parler à la foule. Mais les deux haut-parleurs ne sont pas assez puissants. 100 mètres plus loin, les propos sont incompréhensibles. Vers 17h45, un petit espoir de retour au calme apparaît avec l’arrivée de Hrant Bagratian et d’Aram Manoukian (MNA). Libérés dans la matinée, l’ancien Premier ministre et l’homme qui a proclamé l’indépendance en 1991 rendent compte d’une réunion qu’ils ont eue avec les ambassadeurs européens, au cours de laquelle ils auraient exigé la « libération de Lévon Ter Pétrossian ». Selon eux, les choses commenceraient à bouger en Europe. Terry Davis, le Secrétaire général du Conseil de l’Europe, aurait demandé dans un communiqué aux « autorités arméniennes de ne pas employer la force contre les manifestants ». Le représentant de l’OSCE pour le Sud-Caucase aurait, lui aussi, publié un texte en ce sens. « Nous sommes l’attention du monde entier, assure Hrant Bagratian. Nous devons rester ici pacifiquement. La Commission européenne s’apprête à rendre publique une déclaration très sévère pour les autorités. » Mais ces propos arrivent beaucoup trop tard. A 200 mètres de là, la voiture de police incendiée a été retournée. Les gens armés de bâtons et de barres de fer récupérées dans un chantier voisin crèvent les pneus des autobus tandis que l’on ramène des mini-cars du Kino Rossia (le cinéma Rossia) voisin pour renforcer les barricades. A peine cachés par une voiture placée devant l’ambassade de France, des jeunes confectionnent des cocktails Molotov. D’autres démontent les trottoirs à coups de barres à mine pour récupérer des pavés qu’ils brisent en les jetant au sol.

A 18 h, peut-être effrayé par le tour que prennent les événements, Khatchatour Soukiassian quitte les lieux à bord d’un convoi de trois voitures remplies de gardes du corps. D’autres leaders n’apparaîtront plus par la suite. Que s’est-il passé à ce moment-là ? Y a-t-il eu désaccord entre les responsables de l’équipe de Lévon Ter Pétrossian, livrés à eux-mêmes ? Certains groupes radicaux ont-ils agi à l’insu de l’ancien Président ? Des éléments provocateurs de la police se sont-ils mêlés aux manifestants ? Leur violence du soir procède-t-elle d’une réaction d’autodéfense après l’agressivité avec laquelle l’assaut a été lancé le matin ? Dans la confusion qui règne alors, il ne nous a malheureusement pas été possible de répondre à ces questions. C’est maintenant à l’enquête officielle de tenter de le faire.

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19h40. Statue de Miasnik Malkhassian, Prospect, Congress Hotel. La nuit vient de tomber. Les manifestants démontent les échafaudages du chantier pour se faire des bancs. Sur la « scène », les haut-parleurs diffusent les informations de Radio Liberté. Pour l’heure, l’ambiance est plutôt détendue : les gens se regroupent autour de feux de camp ou se font photographier dans leurs tenues d’émeutiers. Remontant sur l’avenue Krikor Loussavoritch, nous découvrons d’impressionnantes forces de police déployées sur le pont dominant le tunnel et sur l’avenue Machtots. Equipés de casques à visière, de boucliers, de matraques mais aussi de fusils lance-grenades lacrymogènes et de kalachnikovs, les policiers sont interpellés par les passants. « Unité », « Honte », crie-t-on.

Vers 20h10, des troupes rassemblées sur la place de la République font brusquement mouvement en direction de l’hôtel Congress, semant la panique sur le boulevard des Italiens où les lampadaires viennent de s’éteindre. Des jeunes tentent sans succès d’enflammer le réservoir d’un autobus qui barre la rue. D’autres essaient de se donner contenance en tapant avec des barres en fer sur les bancs faisant office de barricades. Trois dames d’un certain âge nous interpellent pour nous jurer qu’elles « ne bougeront pas ».

21h05. Ambassade de Russie, angle de l’avenue Prospect et de l’avenue Krikor Loussavoritch.

Le gong de départ a été donné par le bruit d’une explosion provenant de Prospect, bientôt suivie du crépitement de balles traçantes qui zèbrent le ciel en un véritable feu d’artifice. Très vite, on a aperçu des flammes et de la fumée derrière les deux autobus qui bloquent le passage de la rue Krikor Loussavoritch. Et l’on devine aux cris et aux bruits de détonations, des combats acharnés du côté de l’ambassade de Russie.

Laissant Maïté, Laurence, Max et moi tentons de nous rapprocher. Au milieu de ce brouhaha, les émeutiers tapent sur les palissades en métal des chantiers et rient très fort pour montrer qu’ils ne sont pas effrayés par ces tirs de dissuasion. J’en frémis. Jusque-là j’avais, en effet, vaguement espéré que la foule se disperserait au premier coup de semonce. Mais pour avoir assisté à des combats de rue à Paris, je sais qu’ici les choses vont mal tourner. Ceux-là ne reculeront pas. Laurence, Max et moi poursuivons notre progression en direction des autobus dont on aperçoit déjà les vitres brisées.

Des émeutiers armés de barres de fer, de cailloux et de cocktails Molotov courent en tous sens. En chemin, nous croisons deux curés de la ville Abovian qui s’en retournent en hochant la tête d’un air désespéré. Nous contournons les cars. Et enfin, nous découvrons ce qui se passe dans ce tronçon de l’avenue Krikor Loussavoritch. A droite, un véhicule et sa remorque qui transportait des fils barbelés gisent en flammes, et des restes de cocktails Molotov se consument sur le sol couvert de pierrailles.

Face à nous, à 200 mètres, au niveau du pont surplombant Prospect, une ambulance brûle. De violents combats semblent se dérouler de ce côté. Au moment où nous nous avançons jusqu’au renfoncement de l’ambassade de Russie, nous apercevons un attroupement : il y a un blessé ! Manifestant ? Policier ? L’homme, très mal en point, porte en tout cas une tenue militaire et une arme dans un étui. D’une plaie béante à sa tête coulent des flots de sang qui tachent ses habits. Les deux gardiens de l’ambassade, paniqués, crient qu’il faut l’évacuer. Des gens se saisissent de la victime et la transportent en courant jusqu’au pied de la statue d’Alexandre Miasnikian, y semant la confusion. Là, des types crient : « Il faut le battre », d’autres s’interposent. Enfin, une ambulance apparaît et évacue le jeune homme dont on se demande, à ce moment-là, s’il est bien vivant.

Pendant ce temps-là, les combats sur le pont de Prospect se sont poursuivis. Derrière l’ambulance en flammes, dans le tronçon de l’avenue Krikor Loussavoritch menant à la rue Prochian, les forces de l’ordre font face à une cinquantaine d’émeutiers qui leur balancent des pavés. Nous tentons de nous approcher et longeons sur une cinquantaine de mètres une longue traînée de sang. A 21h43, un camion anti-émeute surgit soudain entre les haies des policiers et essaye de disperser la foule au canon à eau. Je n’aime pas ça. Au centre de cette avenue, notre petit groupe forme une cible bien trop tentante pour ceux d’en face qui utilisent, on le sait maintenant, des balles en caoutchouc. Nous songeons à aller nous abriter lorsqu’un tir de grenade lacrymogène achève de nous décider. Filant tout droit à travers les rangs des émeutiers, le projectile va finir sa course du côté de l’ambassade de Russie. Nous courrons en zigzagant pour éviter un autre engin tombé devant nous…

21h51. Statue d’Alexandre Miasnikian. Hôtel Chirak. Avenue Sarian.

Au pied de la statue d’Alexandre Miasnikian, quelques milliers de personnes sont toujours rassemblées autour de la tribune improvisée. Ce qu’on y raconte ? Nous ne l’écoutons même plus. Une chose est cependant sûre. Quoi que l’on y ait dit au cours de cette soirée, on a tenu aussi des propos délirants. Sur l’un des enregistrements audio que nous avons réalisé durant la nuit, on entend ainsi un homme parler au micro : « Cette nuit doit être une nuit d’héroïsme et de victoire. En France, il y a trois siècles, des milliers de gens ont laissé leur tête à la guillotine pour une seule chose : le citoyen ! (…) Maintenant, les Français vivent dans un pays libre où règne la justice ! ». « Nous devons construire notre avenir de bonheur. (…) Et s’il le faut au prix de nos vies ! ». A un autre endroit de la bande, on reconnaît entre les larsens la voix de Nigol Pachinian : « Il nous est venu des nouvelles. A droite, nos garçons tiennent ce passage normalement. Devant, nos défenses sont très fortes. A gauche aussi. Mais c’est derrière nous qu’il faut faire attention. Que les gens se placent derrière le monument ». « Les gars, ce soir, il faut qu’on en finisse ! ».

Alors que l’on vient d’assister à l’évacuation d’un adolescent de 15 ans salement touché à l’œil, nous décidons d’aller prendre quelque repos. En chemin, devant l’hôtel Chirak, nous tombons sur Hovhannès Iguitian, un proche de Lévon Ter Pétrossian, qui fait ce qu’il peut pour calmer les choses en établissant une coordination entre les forces de l’ordre et la direction du mouvement. Il nous apprend que l’ancien Président ne peut sortir de chez lui, sauf à abandonner sa protection rapprochée. A nos têtes, il réalise que les choses vont mal d’où l’on vient. Que pourrait d’ailleurs bien faire Lévon Ter Pétrossian s’il arrivait maintenant ?

22h45. Prospect et Krikor Loussavoritch.

Lorsque nous retournons avec Max sur Prospect, les forces de l’ordre n’occupent plus l’avenue. Nous comptons sept voitures en flammes dont certaines retournées. Un peu plus loin, une foule est en train de piller une boutique d’alimentation d’où parviennent des bruits de craquements. Tout heureux de l’aubaine, de jeunes garçons s’enfuient à toutes jambes, emportant des sacs en plastique remplis de victuailles. D’autres volent des caisses de cognac. Un homme pousse un caddy rempli de provisions…

Sur le tronçon de l’avenue Krikor Loussavoritch qui conduit à Prochian, la police n’est pas là non plus. Trois autres véhicules brûlent et le sol est jonché de pierres. Curieusement, le magasin de surplus militaires qui est installé là n’a pas été touché. Contrairement à ce qu’affirmera par la suite Robert Kotcharian, les émeutiers n’ont pas cherché à s’emparer de « cibles stratégiques ». La mairie ou le concessionnaire BMW face à l’ambassade de France n’ont par exemple subi aucune violence. Seuls ont été attaqués les magasins Erevan City et Roberto, connus pour appartenir à l’oligarque Léfik Samo. L’opposition affirmera par la suite que l’initiative du « talan » (« Pillage ») revient à des agents provocateurs… Assis sur un pas de porte, des hommes armés de cocktails Molotov et de barres en fer nous interpellent. « Ne vous avancez pas. La milice est au bout de la rue et les réservoirs de gaz des voitures peuvent exploser », nous avertissent-ils avant de nous tenir des propos enfiévrés : « Il faut que ce clan de Karabaghtsis s’en aille.

On veut mettre un Arménien d’ici à la place. » Plus loin, sur le pont de Prospect, nous tombons sur un photographe danois que Max connaît. En dehors de notre petite équipe de France-Arménie et des Nouvelles d’Arménie, il sera le seul journaliste que nous aurons rencontré au cours des affrontements. Pour une raison ou une autre, la presse locale est absente. A moins qu’elle n’ait observé toute la scène depuis les balcons alentours.

A 23h25, nous retrouvons enfin Maïté installée avec une copine et des manifestants autour d’un feu de camp, allumé devant les grilles de l’ambassade de France. C’est elle qui nous apprend que l’état d’urgence vient d’être décrété. Le Parlement serait également en train de se réunir en urgence. Il est largement temps pour elle de rentrer. Cela ne s’annonce pas facile, le boulevard Baghramian qui passe devant le Parlement et la Présidence étant certainement bloqué par la police. Max et moi restons encore une heure à écouter les discours de plus en plus fumeux diffusés au micro aux un à deux mille manifestants encore là. Puis, à 0h30, nous décidons brusquement que nous n’avons aucune envie de prendre des risques supplémentaires pour ces gens.

Remontant Krikor Loussavoritch puis Prospect, toujours livrés aux émeutiers et aux pillards, nous nous séparons à l’angle de l’avenue Marx. Désormais seul, je continue à marcher sur l’avenue Machtots, barrée par l’armée au niveau du boulevard Amirian. A 1h, je vois arriver deux tanks qui prennent position devant les conscrits, sur le visage desquels se lit l’angoisse. Plusieurs bataillons de spetnatz (unités d’opérations spéciales) arrivent également.

Je suppose que l’ordre a été donné d’en finir coûte que coûte avec les émeutiers, quitte à les disperser en tirant à balles réelles. Je me trompe. Vers 2 ou 3h du matin, un message enregistré de Lévon Ter Pétrossian sera diffusé au micro du monument d’Alexandre Miasnikian. Ce qui reste de manifestants se retirera par la suite dans le calme. Mais à 1h30 du matin, en ce dimanche 2 mars 2008, je n’ai aucune envie d’aller assister au massacre que je crois devoir suivre. Dégoûté, je rentre me coucher.

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~ par Alain Bertho sur 1 mars 2009.

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